Le tourisme de la misère : peut-on lutter contre la pauvreté avec la pauvreté?

Malgré les critiques, le tourisme de la misère gagne en popularité. Des agences touristiques avec des noms comme « City Safari Tours » (sic !) ou « Favela Tours », se justifient en avançant qu’elles aident les communautés et œuvrent à une prise de conscience de la réalité des plus pauvres. Cependant, la réalité est autre : la plupart du temps, les touristes quittent les bidonvilles avec le sentiment d’avoir aidé, cependant que la pauvreté demeure.

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Aujourd’hui, le capitalisme peut satisfaire tous les goûts. Qui aime manger gras, peut engouffrer des hamburgers de 2000 calories ou plus. Qui a une vie « zen » peut se rendre dans des discothèques disposant d’espaces… de méditation. Et qui a le goût du sordide pourra se rendre dans les favelas de Rio de Janeiro, se faire prendre, pourquoi pas ? en photo avec les armes de trafiquants…

Peut être après avoir vu Slumdog Millionnaire ou Constant Gardener, tel spectateur a été ému par des scènes pittoresques au milieu du désespoir. Ce sont des choses dont il avait seulement entendu parler… Mais maintenant, voilà qu’il veut aller voir, puis en témoigner… si possible sans prendre de risque. Alors, avec un guide touristique, le voilà qui s’embarque dans le tourisme de la misère, plus connu en anglais comme slum tourism.

Le nom peut sembler comme une des dernières perversions postmodernes ; et pourtant, ce type de tourisme a une longue histoire. Il naît en effet à la fin du XIXème siècle, lorsque la curiosité des riches, avides de s’encanailler, les conduit à visiter les quartiers pauvres : Five Points à New York ou l’East End à Londres.

De nos jours, en vertu d’un urbanisme incontrôlé et anarchique, d’une part, et de la logique de l’offre et de la demande, d’autre part, le tourisme de la misère a gagné en vigueur. Et la demande provient essentiellement d’étrangers et, comme au XIXe siècle, de riches autochtones.

Toutefois, la plupart des agences de voyages appartient à des entrepreneurs originaires des bidonvilles, forme des guides locaux et organise des tours dans les grands bidonvilles du monde comme Kibera (Nairobi), Dharavi (Bombay) ou les favelas de Rio de Janeiro.

Kibera, bidonville de Nairobi

Kibera, bidonville de Nairobi

Pourquoi éviter le Pain de Sucre ?

Imaginez, justement, quelque touriste à Rio. Les filles d’Ipanema ne le surprennent plus, le Christ Rédempteur a été déjà vu par tout le monde : il souhaite donc un peu de réalité ou, au moins, une autre réalité, plus crue et plus dure que sa confortable vie. Le voici bientôt au sein de tel transport confortable, caméra au poing pour recueillir un témoignage de sa fugace visite – safari humain où les bêtes sauvages sont en fait des pauvres. En tous temps et en tous lieux, les pauvres ont été et demeurent considérés comme semblables à des bêtes par les tenants du pouvoir économique, social, intellectuel : il ne restait qu’à joindre le principe métaphorique et abstrait à sa réalisation, en somme.

Ainsi donc, le petit bus traverse Rocinha, l’une des plus grandes favelas de Rio. Dans quelques endroits, il est recommandé de ne pas prendre de photos. Le guide, enfant de ces rues, raconte des anecdotes de sa vie tandis que les touristes regardent les enfants, pieds nus, jouer au football. Les résidents parcourent tranquillement les lieux, entre des cabanes qui semblent sur le point de s’effondrer. Les guerres entre la police et les trafiquants sont fréquentes, mais après tout, même en enfer, la vie est possible et suit son cours. Finalement, les visiteurs partent avec une nouvelle collection de photos, qu’ils partageront vite avec leurs amis sur Facebook.

Rocinha, favela de Rio de Janeiro

Rocinha, favela de Rio de Janeiro

Par-delà le voyeurisme, un bienfait pour les Misérables du XXIe siècle ?

Voilà, dans les grandes lignes, l’idée généralisée que l’on peut avoir sur la question d’un point de vue critique : il s’agit là essentiellement de voyeurisme. Or, si la curiosité est la principale raison des visiteurs pour s’adonner à ce tourisme-là, les agences de voyages affirment quant à elles contribuer à faire prendre conscience des réalités de la pauvreté… en plus de distribuer la majorité des revenus à des projets de développement.

Évidemment, nous n’avons pas affaire ici à du tourisme ordinaire ; il ne s’agit pas d’une promenade comme à Paris, Londres ou New York dans un bus à étage, chargé de touristes rivés à leur onéreuse caméra. Les agences, en effet, recourent surtout à des moyens de transport pas trop voyants, pour des visites qui ne durent en général que 2 à 3 heures, avec des prix d’environ 35 à 40€ par personne. Les arrêts sont principalement des hôpitaux, des écoles et des zones commerciales. Durant ces trajets, quelques touristes consomment (à boire, à manger…), tandis que d’autres, dont la naïveté s’avère en fait nuisible, offrent un peu d’argent à ceux qu’ils rencontrent en chemin.

Pour l’essentiel, l’échange avec les résidents se limite à des regards. D’ailleurs, ces derniers, contrairement aux agences, estiment que les uniques bénéficiaires de ces visites sont les guides… même si certains, ayant partagé avec les visiteurs, ont un avis moins tranché.

Dharavi, "slum" de Bombay

Dharavi, « slum » de Bombay

Quelques agences ont interdit les caméras et commencent à favoriser la rencontre entre visiteurs et résidents. Les touristes sont ainsi conduits à comprendre mieux et de plus près les problèmes rencontrés par des pauvres qu’ils peuvent alors, la distance – et les fantasmes qu’elle provoque – ayant été abolie, considérer comme égaux. Et c’est ainsi que, parfois, certains de ces touristes en viennent à s’engager dans le « volontourisme », cette forme de tourisme qui se combine avec le volontariat… et qui exige beaucoup plus de responsabilité.

A ce jour, il existe peu – voire pas – d’informations sur l’impact du ce type de tourisme mais le nombre d’enthousiastes augmente chaque année. Le principal défi du tourisme de la misère est d’œuvrer à une prise de conscience des touristes sur les réalités d’une large partie de la société, laissée à elle-même. Les agences ont la responsabilité d’aider au développement… ce qui signifierait aussi, en cas de succès, la fin des conditions sociales et économiques qui justifient son activité.

Adrián Wolff

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Il y a 9 commentaires

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  1. Circuit Mexique

    Et faire des safari riches non? Pour que les pauvres aient l’opportunité de découvrir comment les riches gaspillent, ça peut être tout aussi fascinant!

    • Mikaël

      Tout à fait d’accord avec vous. Pour être franc, sachez que je l’ai fait jadis : un safari photo dans le XVIe arrondissement de Paris avec qq amis. Je ne vous cache pas que le résultat fut une réussite. On y croisa même Barbelivien que, de l’index je le pointai comme un enfant s’écriant « ohhhh, un lion ! ». Le chanteur toc haussa les épaules et se planqua dans son large chapeau ridicule et pressa le pas vers sa berline décapotable. Souvenir aussi d’une mémé bougon râlant sur nous parce qu’un de mes amis s’étonnait devant une vitrine de l’absence de prix : il est vrai que pour ces parasites qui, souvent, gaspillent de l’argent qu’aucun effort n’a produit (sans parler des épouses et enfants oisifs qui pullulent dans ces endroits, cf. par exemple le fameux « Hell » de Lolita Pille), le prix n’a aucune sorte d’importance, et l’on peut sans gêne dépenser pour une robe l’équivalent d’un salaire d’ouvrier, voire plusieurs fois le Smic en qq heures de shopping.

      Le safari parmi les riches pourrait être l’objet d’un futur article… Et pourquoi pas le Poisson d’avril 2014, d’ailleurs ? Merci pour ce commentaire, qui m’ouvre une piste !

      Mikaël

      • Lucile

        J’espère avoir un aperçu de ce safari chez les riches bientôt 😉 J’imagine déjà les grillages séparant les bourgeois de la plèbe…

        Quoiqu’il en soit, enchantée d’être une source d’inspiration… Certes dans un sens platonique mais c’est déjà ça comme dirait Alain Souchon 🙂

  2. Lenaic@voyageur-attitude

    Sujet très peu traité, quoique intéressant !
    Pour ma part je suis plutot favorable à ce genre de tourisme. J’aime aller découvrir les quartiers qui sont très difficiles, mais parfois il est impossible de s’y aventurer seul. Une excursion organisée est alors la seule manière. Je pense que cela ne peut qu’avoir un aspect positif : pour une prise de conscience de la misère, qui est alors face à nous et non pas derriere l’écran ; et pour l’argent que cela peut apporter, parfois, dans ces quartiers de misère.

    • De Hanscutter Pierre

      Le problème est que très très souvent derrière le beau discourt « solidaire » se cache des agences de voyages très lucrative (ex : 2000 euro le petit voyage « humanitaire », billet d’avion non compris) et que la pauvreté est juste une attraction comme une autre. Avant, on allait voir les pyramides, maintenant les pauvres (ils sont tellement gentils vous savez…).

      La plupart de ces entreprises ,voir toutes, font absolument tout pour cacher qu’elles ne sont en rien des ONG : on n’y parle jamais de voyage mais de projet, d’humanitaire, de solidarité, d’aide, etc…
      Il y a toujours un petit camembert pour expliquer au client un peu natif qu’ils ne font pas de bénéfice (ils se sont enregistrés comme entreprise et non comme asso pour le plaisir de payer des impôts en plus…)

      C’est de l’arnaque pur et simple !!! En général, les associations locales ne recoivent RIEN , juste le plaisir d’héberger et nourrir le client de l’agence de voyage (il ne faudrait pas exagérer , c’est déjà pas mal qu’on aille les « aider » )

      Le Service Volontaire International a monté un petit dossier sur ce sujet pour ceux que cela intéresse : http://www.servicevolontaire.org/index.php?sub_menu_selected=199&menu_selected=46&language=FR

  3. Astrid

    Bonsoir,

    Je partage tout à fait votre point de vue, c’est d’ailleurs pour cela que votre article est cité dans mon dernier billet sur « Faire de la solidarité internationale : partir mais dans quel but? ». Je rajouterais à tes différents arguments que le voyeurisme lié au tourisme de la pauvreté est souvent insidieux. Qui n’a jamais sorti son appareil photo pour figer à jamais l’image d’une misère qui nous dépasse? Qui, avec beaucoup de recul et d’introspection, peut se vanter de ne jamais s’être comporté comme étant dans un zoo? Je voyage depuis dix ans, et plus je me remets en question, plus j’ai l’impression de me prendre des claques. Des bonnes, qui remettent les idées en place, mais de grosses baffes tout de même 🙂 Bref, merci pour cet article et ces réflexions qui feront, je l’espère, réfléchir le plus grand nombre.

    Astrid 🙂


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