C’est évident, les Péruviens en charge de l’organisation touristique qui peuplent les institutions étatiques et les agences de tourisme de la capitale et des principales villes touristiques du pays reprennent à leur compte ce discours vendeur. Quitte à caricaturer leurs compatriotes et leur propre culture.
On a vu l’ex-Président Alejandro Toledo et son épouse Eliane Karp vanter les beautés touristiques du « Peru, Land of the Inkas », dans une vidéo promotionnelle à destination du marché nord-américain. Les simulacres de cérémonies incas au palais présidentiel et la prétention du président Toledo à incarner un nouveau Pachacuteq (« le transformateur du monde », premier empereur inca historique) pendant son mandat ont fait sourire mais ces manipulations identitaires maladroites (et non dénuées d’intentions électorales) n’étaient pas exemptes d’une volonté de promotion touristique.
Cependant, n’est-ce pas la demande qui crée l’offre ? On vend au client ce qu’il veut, ce qu’il cherche et dans le cas précis la demande a été créée ailleurs : dans les pays émetteurs de touristes. Qu’en est-il des Indiens eux-mêmes, qu’on a essayé jusque dans les années 1990 de faire disparaître (campagnes de stérilisation forcée des femmes pendant le régime du président Alberto Fujimori) pour les « désintégrer » à défaut de les « intégrer », ce qui finalement, ceci dit en passant, revient peut-être au même.
Prenons l’exemple des Q’ero, peuple qui vit sur le flanc amazonien des Andes et que l’on appelle très souvent aujourd’hui « les derniers Incas ». Il faut rappeler en premier lieu l’extraordinaire diversité des habitants des Andes. Les habitants de la ville de Cuzco, assez souvent appelés « Indiens », n’en sont pas dans leur grande majorité, il sont plus souvent métis, cholos comme ils sont parfois dénommés, et il ne ferait pas plaisir à nombre d’entre eux de se voir taxé de indio (on parle pourtant des « Indiennes » des marchés de Cuzco dans les catalogues touristiques alors qu’il n’y en a pas ou presque pas !).
Les Indiens sont plus souvent les habitants des communautés paysannes des Andes, bien qu’on trouve encore des différences entre eux et qu’eux-mêmes se distinguent selon une typologie pas toujours facile à cerner. Certains habitants de la région de Cuzco (pas seulement en ville) sont blancs, descendant des vieilles familles espagnoles des conquistadors très peu métissées et revendiquent la pureté de leurs origines parfois sur le mode raciste (ce qui ne les empêche nullement de se dire descendant des Incas, tout en refusant d’être donc les cousins des Indiens). Le visiteur d’une semaine aura pourtant parfois du mal à les distinguer des autres, persuadé grâce aux TO qu’il se trouve dans une ville inca peuplée d’Indiens.
Un groupe de touristes sur la côte péruvienne se plaignait de leur accompagnateur qui les avait emmenés voir un spectacle afro-péruvien. Peu après, le jour de leur arrivée sur le lac Titiqaqa, ils s’exclamaient à la vue de leur premier berger indien coiffé du célèbre bonnet et tirant son lama sur un sentier : « enfin au Pérou » ! Les Q’ero, souvent appelés « los Incas » par les habitants des communautés voisines, dont les représentations ne sont pas complètement indépendantes du discours général, mondialisation aidant, font partie de ceux qui ont le plus conservé l’héritage des communautés paysannes qui vivaient sous le joug des Incas il y a cinq siècles, de la même manière que les pasteurs agriculteurs de la cordillère de Carabaya-Ausangate et des autres cordillères des Andes. Faut-il les appeler du nom de leur anciens maîtres et seigneurs, de leurs anciens dominants, alors que des théories contradictoires leur donnent pour origine la forêt amazonienne ou l’altiplano de la région du lac Titiqaqa, ou quand certains chercheurs tendraient à voir en eux des « mitimaes », peuples ayant résisté à la domination inca et en conséquence condamnés à l’exil forcé, loin de leur région d’origine.
Le peuple Q’ero (comme les Kallawayas en Bolivie) cristallise tous les fantasmes occidentaux sur les Incas, les cités perdues, les mystères des Andes, les traditions sacrées des Andes. D’où leur « appellation d’origine contrôlée » de « derniers Incas » (sic !). Ils sont répartis sur le flanc amazonien des Andes sur un territoire de rêve pour l’Occidental en mal d’isolement et d’éloignement. « Découverts » par une expédition scientifique multidisciplinaire de l’Université de Cuzco en 1955, emmenées par le grand anthropologue cuzquénien Oscar Nuñez del Prado, libérés par son action militante en 1969 du servage imposé par leur hacendado, grand propriétaire terrien de la région et « propriétaire » du territoire Q’ero et des Q’ero eux-mêmes, ce peuple a vite acquis la réputation d’être les « derniers Incas », ainsi que les plus grands « sorciers », « shamanes » des Andes. Voilà de quoi satisfaire les voyagistes en mal d’authenticité.
« Mon expérience ayahuasca, mon voyage avec un chaman en enfer »
« Plusieurs minutes passent dans un silence complet, j’ai l’impression que les bruits étranges entendus plus tôt ont totalement disparu. Carlos se met alors à chanter, en espagnol, je crois. Enfin je n’sais pas trop, mais on appelle ça Icaros. J’ai lu que ces chants permettent de guider l’esprit et que chaque chant à une fonction bien précise.10 minutes passent, puis 20 et 30. Carlos se met à chanter plus intensément.
Je ressens quelques nausées au début suivi tout à coup par des visions intenses et vives. Des formes géométriques, de toutes les couleurs, qui virevoltent, bougent et gigotent dans tous les sens, ça explose. Chaque son devient une couleur, chaque chose devient un son. Je ne comprends pas ce qui se passe, mais c’est magnifique. J’entends Carlos chanter différemment, puis je commence à voir autre chose ».
Lire le récit complet sur le blog de Ryan, Le Sac à Dos.com
Les premiers à organiser des voyages chez les Q’ero sont les Étasuniens. Ils emmènent leurs compatriotes se ressourcer à l’énergie des Andes et de la Pachamama, la « terre mère », chez les chamanes Q’ero, participer à des rituels mystiques d’offrandes à la terre, faire du turismo mistico, le « tourisme mystique », inventé à Cuzco par certains métis urbains qui ont vite compris le parti commercial qu’ils pouvaient tirer de cette nouvelle demande, « niche de marché » pourrait-on dire. Les Q’ero sentent eux-mêmes le vent venir et manipulent cette nouvelle identité qu’on leur a attribué de l’extérieur à des fins commerciales aussi. Ils commencent à vendre leurs rituels, ce qui n’est pas choquant en soi contrairement à l’opinion généralement répandue, car les prêtres de religion andine Q’ero ont de tout temps échangé leur connaissance dans la réalisation des rituels contre des biens en espèces, et plus récemment de l’argent, qu’ils recevaient des grandes familles de Cuzco qui voulaient s’assurer la bienveillance des Apus (divinités locales) pour leurs entreprises, « nettoyer » leur maison, et ainsi de suite. La dérive vient du fait de certains opérateurs sans scrupules qui commencèrent à payer des « rituels-performances » à destination des visiteurs, des simulacres de rituels à but commercial et photographique, hors de tout contexte symbolique et culturel. Les Q’ero se prêtent au jeu, voyant là une source importante de revenus.
Je me souviens d’un Q’ero que je connaissais, retrouvé par hasard dans un hôtel d’Aguas Calientes, au pied de Machu Picchu, et qui me demandait de l’aide pour vendre à prix d’or un pendentif « sacré » (bien sûr !) à une Étasunienne en lui disant d’une voix empreinte de profondeur mystique qu’il « attirait l’énergie de l’univers pour tout soigner », en même temps qu’il m’envoyait un clin d’œil complice. Il avait acheté ledit pendentif (soit dit en passant de facture très rudimentaire, et presque produit en série) sur le marché à Cuzco.
D’autres se font passer pour des Altomisayoc, grade le plus haut de la prêtrise andine, et performent de faux rituels qu’ils font payer à prix d’or. Ensemble, ils rient en famille des bons tours qu’ils jouent aux touristes crédules, en comptant les billets. Leur succès (et la demande) est tel que nombre de jeunes venus à Cuzco de toutes les régions du Pérou se reconvertissent vite en faux shamanes des Andes, voyant là un moyen d’assurer leur subsistance aux crochets de touristes crédules. Pour l’anecdote, je me souviens d’une jeune Française qui m’avait raconté comment un de ces bricheros l’avait abordé en lui disant qu’il avait « hérité de ses ancêtres incas le pouvoir de guérir tous les maux avec son … sexe » !
Régis Debray face au zoo humain touristique
« Ce n’est pas, en ce qui me concerne, la lecture du Capital [oeuvre maîtresse de Karl Marx, NDLR] ni la force de l’argument marxiste qui m’a donné envie de tuer. C’est d’avoir été le témoin de deux ou trois scènes d’humiliation peu ou prou négligeables, en Equateur et en Bolivie (ces touristes nord-américains en short et chemisette à fleurs jetant des pièces de monnaie aux Indiens de Riobamba comme à des singes en cage, et qui photographiaient en s’esclaffant leur combat de chiffonniers pour rattraper un sou dans la poussière), ainsi que la musique entêtante des chansons de Violeta Parra ou des Quilapayún », Régis Debray, Aveuglantes Lumières. Journal en clair-obscur, 2006.Les Q’ero ont vite compris au contact des touristes ce que ceux-ci, abreuvés aux lectures insipides des catalogues touristiques, attendaient d’eux. Je me souviens d’une discussion avec certains habitants d’une de leurs communautés. Ils me disaient qu’ils voulaient qu’on les présente comme des « pauvres » aux touristes (dans l’espoir d’un gain sous forme de dons), alors que certains d’entre eux se considèrent riches au vu de la taille de leur troupeau de lamas et d’alpacas, et aiment à le montrer. Ainsi, un de mes amis Q’ero, à l’orgueil et à la fierté du riche paysan lorsqu’il est chez lui, adopte immédiatement un air humble de pauvre bougre quand il vient à Cuzco vendre aux touristes les œuvres d’art textiles réalisées par sa femme.
Parfois les manipulations d’identité tournent presque au conflit larvé. Les habitants de la plus grande communauté Q’ero, « Hatun Q’ero », reçoivent tous les deux ans la visite de deux ou trois personnes d’une ONG étasunienne qui viennent faire œuvre humanitaire en vaccinant tous leurs troupeaux. Voilà plusieurs années qu’ils croient que les Q’ero ne vivent que dans cette communauté et les habitants leur ont fait croire que les multiples annexes dispersés dans les combes de leur territoire communautaire étaient en fait d’autres communautés différentes mais toutes Q’ero et qu’ils étaient les seuls vrais « Incas ». Forcément, certaines personnes des autres véritables communautés Q’ero voisines enragent de cette manipulation identitaire à fins de confiscation de ressources.
Quant aux habitants (métis) des communautés plus basses en altitude (« les quechuas »), qui ne sont pas Q’ero, ils les envient littéralement. A Ocongate, petite ville andine au Pied de l’Ausangate une métisse de la ville qui vendait du pain au marché me disait avec des flammes d’envie dans les yeux et de la colère dans la voix « ellos son riiiicos, pagan en dolares señor ! » (« eux ils sont riiiiches, ils payent en dollars, oui monsieur ! »).
Les « shamanes » Q’ero (le terme est à la mode !) sont aussi exploités par des acteurs du tourisme péruviens, urbains métis de Cuzco et de Lima. C’est le cas de Juan Nuñez del Prado, fils du « découvreur » de 1955 (dont la tombe doit vibrer de cris d’indignation), qui aurait, selon ses dires, reçu du dernier grand shamane Q’ero, l’enseignement que seul ce dernier grand maître de rang supérieur connaissait encore. Voilà pour le fond de commerce.
Les clients sont de riches Étasuniens en mal de spiritualités exotiques qui payent des fortunes pour assister à des rituels d’offrandes et prier les Apus, les « Seigneurs », divinités tutélaires des montagnes et des lacs des Andes. Les officiants des rituels reçoivent une aumône, qu’ils considèrent comme un forte somme, néanmoins ridicule au regard des profits engrangés par le grand « gourou touristique » local qui vit entre Cuzco, les Etats-Unis et Rome.
Aujourd’hui l’Institut National de la Culture de Cuzco a fait construire une route (inutile de chercher les études d’impact culturel, elles n’existent pas) qui atteint le cœur du territoire Q’ero et les bus de touristes, mystiques et autres, ne vont pas tarder à arriver sans qu’il ne soit rien fait pour préparer les populations à les accueillir sans y perdre leur âme. Encore un peuple sacrifié sur l’autel des désirs et curiosités pathologiques des touristes occidentaux, pourrait-on dire. Seul soulagement : les « femmes incas » ne sont pas vraiment du goût des touristes. Il sera peut-être possible d’éviter les affres du tourisme sexuel aux « derniers Incas ».
Le Pérou dans son ensemble finit par adopter sur la scène touristique internationale une identité fabriquée depuis l’extérieur par des agents touristiques qui ne veulent voir dans cette « destination » que le « Pays des Inkas », un pays essentiellement andin. La réalité péruvienne est autre, un pays à la diversité culturelle en métissage permanent qui ne peut se résumer à une image d’Epinal simplificatrice. Si identité péruvienne il y a, alors il est impossible de l’appréhender dans toute sa complexité, comme il n’est pas possible de figer dans une représentation fixe les bouillonnantes transformations d’une société en mouvement, en métissage constant. Les discours promotionnels touristiques, formateurs de ces représentations simplificatrices des « destinations » qu’ils cherchent à vendre, réduisent à des identités stéréotypées les réalités culturelles des « peuples-marchandises » qu’ils vendent à des touristes en mal d’exotisme bon marché.
Si l’on peut parler de relations interculturelles dans les pratiques touristiques, celles-ci sont loin d’être « équitables », « responsables », « solidaires », « durables », « éthiques », etc. En simplifiant à l’extrême et en manipulant les identités, les représentations que les touristes occidentaux se forgent des autres peuples du monde par l’intermédiaire des tour-opérateurs montrent finalement que certaines formes insidieuses, paternalistes et ethnocentristes, de racisme ne sont pas près de disparaître.
Certains TO affirment qu’« il n’y a pas de mauvais touristes, il n’y a que des touristes mal informés ». Si un « tourisme de rencontres » véritable doit émerger, il serait temps que les tour-opérateurs et tous les acteurs qui les entourent sortent du rôle du charlatan au boniment trompeur dans lequel ils s’enferment et commencent à informer plus sérieusement leurs clients sur les réalités culturelles des peuples dont ils forment des représentations erronées.
Dans le cas contraire, on pourra vraiment suivre l’exemple de Marc Augé, et paraphrasant Clausewitz, dire qu’en modelant l’identité des autres à des fins mercantiles « le tourisme c’est la continuation de la guerre avec d’autres moyens ».
[*Cet article a été publié en 2006 dans le cadre d’un ouvrage collectif aux éditions L’Harmattan intitulé Tourisme et identité. Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de son auteur, Antoine George. La seconde partie paraîtra dans quelques jours.]
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