Qu’il s’agisse des voyageurs et touristes, qu’il s’agisse de nombreux « blogueurs-voyageurs » ou qu’il s’agisse enfin des opérateurs touristiques, l’imaginaire bougiste, vendu sous l’étiquette « Aventure » est bien souvent très balisé, et en particulier par les clichés. Connaisseur du Pérou, où il vit depuis plusieurs décennies, Antoine George, consultant international en tourisme durable, porte un regard analytique et passablement caustique sur les boniments de camelots qui contribuent davantage à assigner de fausses identités à des peuples lointains qu’à en approcher la réalité.
« On les aime bien, on les aime bien,
Quand ils sont là on est content,
Quand ils s’en vont on est heureux »
Francis Bebey, auteur-compositeur-interprète camerounais
Le tourisme est en passe de devenir le premier secteur de l’économie mondiale et il est devenu banal de rappeler dans tout article consacré au sujet les prévisions de croissance exponentielle pour les quinze années à venir, statistiques à l’appui, produites par l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) et reprises par tous les acteurs du secteur. Les « visiteurs », comme on aime aujourd’hui à les dénommer, tant le terme de touriste exhale des relents de « Bronzés », sont de plus en plus nombreux dans certains pays et s’immiscent jusque dans les endroits les plus reculés des territoires en voie de touristification, allant jusqu’à coucher dans les huttes des Papous, Pygmées, Ashaninkas et autres Kayapós (le nouveau programme télévisuel* de MK2 Productions, J’irai dormir chez vous, est à cet égard symptomatique).
Pratiquement plus aucune communauté humaine ne peut être sûre de ne jamais recevoir de touristes, et même si leur arrivée est souhaitée, les conséquences de leurs visites sont souvent mal évaluées, selon des critères techniques loin d’être suffisants, et par des personnes extérieures à la communauté d’accueil. La culture locale, notion floue, n’est pratiquement jamais prise en compte, autrement que sous l’angle de la « ressource touristique », par ceux qui « défrichent » les nouveaux territoires touristiques et forment souvent l’avant-garde des promoteurs de projets qui sont décidés et dirigés depuis l’extérieur.
Ceci posé, qu’en est-il de l’identité des groupes humains qui vivent sur les territoires touristiques ou en voie de touristification ? Et en premier lieu, qu’est ce que l’identité ? Nous ne rappellerons pas ici les doutes de Fernando Pessoa ou la célèbre affirmation de Rimbaud : « Je est un autre ». Parmi tous ceux qui se sont interrogés sur cette notion, nous en retiendrons deux. Dans son livre Je, Nous et les Autres, François Laplantine entreprend la critique des notions d’identité et de représentation : « La catégorie d’identité, motif dominant des sciences humaines, relève de l’idéologie d’un individualisme personnel ou collectif qui récuse la catégorie de l’altérité et oppose au risque [de la rencontre avec l’autre, pourrait-on ajouter] le repli sur le soi propre. Or si cette idéologie a la peau dure c’est qu’elle prend ses racines dans la pensée métaphysique qui privilégie la substance à la relation, le thème du Même à celui de l’Autre ».
Très souvent, ce qu’on appelle l’identité (d’un peuple, d’une personne…) se réduit à un ensemble de caractéristiques essentialistes, à un ensemble plus ou moins compact de défauts et de qualités intrinsèques à l’individu originaire d’ici où d’ailleurs, et qui n’est jamais considéré autrement que comme partie d’un tout, d’un groupe humain qui partage ces mêmes caractéristiques. C’est bien connu, « les Noirs ont tous le rythme dans la peau » (sic !).
Dans son livre Les identités meurtrières, Amin Maalouf critique la notion d’identité, trop souvent prétexte à la négation de l’Autre, à l’enfermement communautariste et parfois prélude à la violence. Il se demande ensuite qu’est-ce que son identité : « Depuis que j’ai quitté le Liban pour m’installer en France, que de fois m’a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais « plutôt français » ou « plutôt libanais ». Je réponds invariablement : « l’un et l’autre ! » Non par quelque souci d’équilibre ou d’équité, mais parce qu’en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles ». Et finalement il pose la question : « C’est cela mon identité ? ». Mais il nous donne quand même un élément de réponse : « L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence ».
L’idée est là : l’identité est une construction mentale, une image de soi et des autres « trafiquable » à l’envi, selon les intérêts de chacun. Le tourisme nous donne une bonne idée de comment on peut manipuler l’identité des autres et aussi la sienne en fonction d’intérêts mercantiles. Mais là encore l’équité n’est pas au rendez-vous. Comme le disait José Marti : « Une nation (on pourrait remplacer par « un peuple », « un individu », etc.) souveraine est une nation qui achète ». Les tour-opérateurs qui proposent des voyages « aventure », « nature », « de rencontres », puis de « l’écotourisme » forcément « en petits groupes », « loin des sentiers battus », sont souvent à l’avant-garde des forces de touristification des territoires de la planète. Leurs accompagnateurs, « tour-leaders », guides locaux, responsables d’agences locales, etc., sont souvent le fer de lance qui démarre les processus de mise en tourisme des territoires où ils opèrent.
Certains, plus ou moins conscients de l’impact que leur activité peut avoir sur des régions entières, annoncent, parfois depuis quelques années, adopter des démarches de tourisme « durable », « responsable », « solidaire », « équitable » ou, summum des summums, « éthique ». Bien souvent, cela signifie simplement qu’ils vont au mieux privilégier certaines pratiques, comme d’utiliser le gaz à la place du bois pour faire la cuisine en trek ou qu’ils vont équiper les sherpas des treks himalayens de chaussures de « rando » et de tentes, et limiter le poids qu’ils porteront sur leur dos. Au pire, qu’ils feront une distribution de leurs vieilles fringues usagées, dont certaines sont parfois inutiles aux autochtones. Je me souviens ainsi d’une Canadienne essayant tout à la fois de fourguer un vieux short en jeans à une Indienne des Andes lors du passage d’un col à 4000 mètres et d’échapper en même temps aux vendeuses de pulls et de bonnets en laine d’alpaga. Après lui avoir expliqué que son short serait inutile elle fit cette question surprenante : « Mais, il n’y a pas d’été ici ? Elle ne part pas en vacances ? ». Bien sûr, le tour-opérateur qui organisait son voyage lui avait dit, comme à tous ces clients, de ne pas oublier les vieilles frusques à répartir aux pauvres sous prétexte de tourisme solidaire.
Le tour-opérateur, metteur en scène de l’identité des autres
Aujourd’hui, aucun de ces tour-opérateurs, ni la cohorte de ceux qui se trouvent directement dans leur sillage (équipes de tournages de documentaires des chaînes « voyage » et autres, reporters et/ou photographes de magazines spécialisés, équipes locales, etc.), ne se pose la question de l’impact que le tourisme qu’ils pratiquent peut avoir sur le mode de vie des habitants d’une région, leur vision du monde, leur conception du temps et de l’espace, leurs valeurs, leurs besoins, et enfin, leur identité.
L’objectif est de produire du rêve, du désir, afin de provoquer chez le client potentiel « la décision ferme d’achat » du « produit touristique » qu’il a choisi dans le catalogue, pardon « la brochure ». Il faut donc présenter (représenter) l’identité de l’autre de manière à la rendre attractive pour le touriste. Si on s’amuse à analyser les « textes d’accroche » des voyagistes, on se rend compte très rapidement de la manière dont on peut enfermer les peuples dans un carcan identitaire simple et figé, « essentialiste ».
Prenons l’exemple de deux des principaux tour-opérateurs d’aventure français. Les deux ont en catalogue des produits touristiques, des voyages organisés au Pérou. Les deux se réclament à leur manière des principes du tourisme durable ou de l’écotourisme, enfin tout au plus d’un tourisme responsable. Tous les deux sont certainement de bonne foi dans leurs désirs de limiter l’impact de leur activité et sincères dans les méthodes qu’ils utilisent. Pourtant, leur responsable de secteur géographique Amérique latine (« chef de produit », « gestionnaire d’une gamme de voyage », langage beaucoup moins poétique s’il en est !) se doit chaque année d’écrire des petits textes de présentation de ses produits pour le catalogue de voyages de l’année.
Ces textes « catalogue » sont assez similaires et on y retrouve les mêmes caractéristiques qui en disent finalement plus sur les frustrations et attentes des clients que sur les peuples dont il est fait allusion. Amusons-nous à reprendre les expressions qu’ils utilisent pour inventer le texte d’un voyage fictif au Pérou : nous partons pour une cordillère « difficile d’accès, sauvage et mystérieuse » où nous nous « initierons » à la vie dans les villages du « peuple Quechua » au pied de la « montagne sacrée » du XXXXX aujourd’hui « encore » révérée par les P’éros, « derniers gardiens de la tradition » de leurs « prestigieux ancêtres Incas ». Notre « périple » nous permettra de « relier trois cultures », véritable « condensé d’Amérique latine », dans de hautes vallées abritant les sites et ruines « chargés de mystère des civilisations Chavin », parmi lesquels vivent des « communautés de tisserands » qui habitent « encore » des « hameaux isolés du monde » et « perpétuent un mode de vie ancestral ». Nous finirons notre voyage dans les « marchés colorés » de XXXX en suivant les traces de « Pachacuteq », « celui qui transforme le monde »…
Voici donc l’identité d’un peuple entier réduite par quelques pseudo-aventuriers professionnels à quelques caractéristiques simples, et complètement éloignées de leur réalité quotidienne et de la manière dont ils se perçoivent : l’espace : l’aspect « sauvage, isolé du monde, élevé, difficile d’accès » garantit « l’authenticité » de l’expérience touristique, le terme « périple » est gage d’aventure et de difficultés pour atteindre ces sommets qui parfois sont même « inviolés ».
« Voy(ag)eurs à la recherche de l’authentique perdu »
« Authentique » par ci, « authentique » par là : ils sont innombrables ceux qui, tournant le dos au tourisme de masse, se pensent dans le vrai, dans le bien, à la recherche du « vrai » contact, à la découverte de l’essence d’une peuplade lointaine, visitée seulement en passant, naturellement. Mais si la naïveté – au mieux – est au rendez-vous de leur côté, interrogeons-nous sur les conséquences des actes et sur la substance des mots : l’« authentique », la « tolérance », le « respect », c’est quoi ? Les alibis du consumérisme et du libéralisme mondialisé, mon capitaine. Lire la suite de l’édito « Voy(ag)eurs à la recherche de l’authentique perdu ».Le « mystère », l’« authenticité », la « spiritualité » (tout ce qui manque au touriste pourrait-on croire !) ne peuvent que se nicher dans de tels endroits. Le TO (tour-opérateur) est donc un initiateur, un passeur. Lui seul connaît le chemin pour accéder aux merveilles du monde. Le TO est gourou. Un peu charlatan, mais gourou quand même. La simplification des cultures : selon certains anthropologues qui ont passé de nombreuses années dans le pays et parlent le quechua, il n’existe pas de « peuple quechua ». Quechua est avant tout un étage écologique, celui où vit la majorité des habitants des Andes. Le conquistador a donc attribué le nom « quechua » à une langue (le « runasimi ») et le néo-colon à un peuple tout entier, qu’il n’arrive que très malaisément à définir et pour cause. Certaines communautés qui vivent en altitude, à l’étage écologique appelé « puna », parlent encore des habitants de l’étage écologique inférieur en prononçant le mot « quechua » pour les désigner collectivement. Un peu de la même manière qu’en Europe certains habitants des Alpes désignent les non montagnards en disant simplement « ceux de la plaine », de là à en faire le nom générique englobant un peuple tout entier et à inventer une ethnie !
Par ailleurs, on trouve quelques perles dans les brochures : un voyage qui est « un condensé d’Amérique Latine ». Par ces expressions, le futur client sent qu’il peut s’emparer symboliquement d’un peuple et d’un continent tout entier, le consommer. On le voit, les textes des catalogues de voyage sont simplificateurs à outrance. Imaginons l’accueil que nous réserverions à un Péruvien de l’altiplano qui nous dirait « j’ai fait le Tour du Mont-Blanc (comme d’autres « font » l’Amérique latine), c’est dire si je connais bien l’Europe et les Européens ! ».« Les communautés de tisserands » n’existent pas plus que dans l’imagination défaillante des rédacteurs des catalogues. Toutes les communautés des Andes sont constituées de pasteurs, agriculteurs, commerçants… et toutes produisent des textiles avec lesquels ils faut bien se vêtir, ou qu’il échangent contre des vêtements « modernes » (les vieilles frusques que les Européens leur amènent, voilà qui me fait penser qu’autrefois dans les campagnes françaises les paysans achetait cher les premiers meubles en formica pendant que les classes aisées des villes venaient leur racheter leur « vieux » meubles en bois, aujourd’hui commercialisés par les antiquaires à des prix exorbitants).
Paul Ariès : L’industrie touristique vend de la fausse authenticité »
« L’industrie touristique vend de la fausse authenticité. Elle vend des fausses relations, elle vend une fausse culture. Nous sommes dans le domaine de ce que Umberto Eco nomme « l’ère du faux ». Il faut surprendre, mais pas trop… Il faut de l’authenticité, mais pas trop… Il faut des frissons, mais pas trop.L’industrie touristique mise sur la sécurité… culturelle. Le maître mot est l’absence de surprise (bonne ou mauvaise) ». Lire la suite de l’intervioù de Paul Ariès : « Le consommateur de voyages est un consommateur de clichés ».
Peut-on dire, en les réduisant, que les habitants de Romans, en Isère, forment une « communauté de savetiers » sous prétexte que la production principale de la ville est la chaussure ? Les habitants de la ville de Thiers forment-ils une communauté de couteliers ? Le sacré : ce satané sacré qui nous fait tant défaut qu’il faille que nous allions le chercher toujours plus loin. Dans le monde fictif des catalogues des TO, les peuples différents, autres, vivent dans le sacré en permanence, baignent dans le sacré pourrait-on dire. Les Andes n’échappent pas à la règle et toute montagne de plus de 5000 mètres y est sacrée, et les « dépositaires des traditions ancestrales » passent leurs journées à révérer des montagnes et à leur faire des offrandes. Il faudra au cours du voyage pouvoir avoir accès à ces rituels, quitte à payer leur officiants, même en dehors de tout contexte symbolique, de tout calendrier.
Nous sommes là en face d’un discours simplifiant, englobant et pire que cela : emprisonnant. Le temps : chez les peuples des Andes il n’y a plus de temps, il s’est « arrêté ». Tout est « encore » comme « autrefois », on ne vit pas, on n’avance pas, on évolue pas, on « perpétue ». Le temps « semble s’être arrêté » dans ces communautés qui se trouvent donc… « hors du temps ». La culture des différentes communautés humaines qui peuplent les Andes s’est figé il y a très longtemps, certainement à l’époque des Incas. « Inca oui, indien non » disait un jour où il était en veine d’ironie, le directeur de l’Institut National de la Culture de Cuzco : voilà bien le point central de la question de l’identité des peuples des Andes.
Enfermés dans le carcan de l’obsession occidentale pour leur glorieux passé inca et pré-inca, ils n’ont pas le droit à une culture propre. Ils sont forcément les « derniers gardiens de la tradition », les descendants des Incas, ceux qui maintiennent la tradition « ancestrale » et n’importe quelle ruine a mille fois plus de valeurs que leur vision du monde, leur pensée, leur culture (que l’on appellera « cosmogonie » bien sûr). Pour les tour-opérateurs dits « d’aventure » les Indiens n’existent pas, ils ne sont que des avatars d’Incas.
« Une forme de prostitution culturelle »
« Autrement, l’on finit toujours par une forme de prostitution culturelle, qui est le meilleur frein à toute culture vivante, car au final se définir non plus pour soi mais pour les autres que sont les visiteurs passagers, c’est déjà admettre que l’on n’est plus maître de son destin, que l’on n’est plus un groupe libre d’hommes libres. C’est pour cela que le colonialisme, qu’il le veuille ou non, ronge la culture locale : car à partir du moment où l’on se sent mis sous le couvercle d’une puissance supérieure, l’on ne peut plus penser à soi de manière positivement autarcique ». Lire la suite de l’édito de Galaad Wilgos , « Derrière l’ »authentique », la folklorisation et l’uniformisation du monde ?».Retrouvons notre petit texte commercial : les « civilisations Chavín » n’existent pas. Il n’y a qu’une seule civilisation chavín. On voit bien que le producteur de ce genre de texte, le « chef de produit » se contente d’à peu près, de toute façon il n’a pas le temps, les parfois douze heures par jour qu’il passe entre son écran et son téléphone ne lui laisse pas beaucoup de loisir pour se cultiver sur toutes les « destinations » de sa « gamme de voyages ». Et puis qu’importe après tout de donner une information juste et respectueuse des peuples chez qui nous allons, le but des textes des catalogues de produits touristiques c’est de faire vendre en faisant miroiter au client potentiel que l’achat du produit est la solution à ses frustrations de « sacré », d’« ailleurs », d’« authenticité », de « rencontres », de la même manière que certains charlatans vendent des potions pour maigrir ou pour bander.
Le plus amusant et peut-être révélateur dans ces textes c’est qu’ailleurs tout est « coloré », tout est « palette de couleurs », surtout les marchés et les vêtements des autochtones, voilà qui en dit plus sur la grisaille du monde dont viennent les touristes. Il est vrai qu’à rebours il est difficile de vanter de la même manière les «costumes colorés des indiens » des marchés de valeurs européens ou d’ailleurs et des hypermarchés éclairés au néon. Le hic de cet sorte de boniment de charlatan c’est que la potion peut sembler amère à celui qu’on transforme en produit, en marchandise touristique prête à être consommé sur les étalages des épiciers du voyage.
Voilà enfin le portrait que tracent des indigènes des Andes les catalogues des TO : un descendant des Incas, grave et fier, bienveillant et hospitalier, dépositaire d’une tradition millénaire mystérieuse, qui vit en harmonie avec son milieu dans des vallées isolées (et sacrées bien sûr !) entourées de montagnes sacrées et selon une « cosmogonie » (on aime ce mot tant il « fait » savant !) et un mode de vie inchangé depuis des siècles. Il est détenteur de connaissances perdues qu’il se fera un plaisir de révéler aux visiteurs d’un jour qui repartiront ainsi « initiés à la vie » des Andes. L’image d’Epinal n’est pas loin.
Ajoutons encore les références habituelles de Tintin et celles des « cités d’or » et on ne pourra que sourire… tristement. En généralisant, si l’on en croit les TO français, mais la réflexion est valable pour les TO de tous les pays émetteurs de touristes, tous les peuples du monde à qui il faut rendre visite sont authentiques (« allez-y vite avant que ça ne change ! »), vivent dans des modes de vie figés dans le passé et ne sont que les gardiens de traditions ancestrales, qui plus est les héritiers de brillantes civilisations passées, mystérieuses (et donc beaucoup plus intéressantes !), derniers gardiens d’une tradition millénaire, derniers témoins d’un passé glorieux, derniers (on est souvent les derniers chez les peuples « premiers ») dépositaires des vestiges d’une connaissance mystique perdue, dans des territoires sauvages, isolés et difficiles d’accès où toutes les montagnes et toutes les vallées sont obligatoirement sacrées.
Une relation « gâtée par le tourisme de masse »
]« Sympa le bus du tour ! Après tous ces arrêts « clichés souvenirs », vous êtes prêt pour une carrière de photographe. Vous avez l’impression de vivre « local », là ? Vous le sentez, le doux parfum de l’« authentique » ? Et que dire des tarifs démesurés ? Vous diviserez vos dépenses par trois si vous créez votre parcours seul. On le sait maintenant, le Pérou détient de beaux records touristiques en Amérique du sud et ça se ressent dans le comportement des Péruviens : la relation entre Péruviens et voyageurs est gâtée par le tourisme de masse », « L’industrie du tourisme au Pérou : alerte au désastre ! »On avouera que tout cela doit être dur à porter pour ceux à qui il est fait semblable allusion. Dépossédés de leur « identité », ils n’existent dans les zoos touristiques à la mode que comme descendants de leurs ancêtres, il faut le dire, beaucoup plus prestigieux. Les textes des brochures des voyagistes sont rédigées par des techniciens du voyage se vantant d’être des « spécialistes » des « destinations » qu’ils commercialisent, et à la lecture de leurs textes, tout porte à croire qu’ils sont alimentés aux stéréotypes, aux frustrations et aux complexes les plus répandus dans leur culture, à la nostalgie d’un âge d’or révolu (spirituel, écologique, civilisationnel, etc.) qu’il est urgent pour eux de « découvrir » et de faire découvrir, ailleurs.
Le temps et l’espace s’emmêlent les pinceaux dans leurs discours et aller chez les Papous est la même chose qu’emprunter une machine à remonter le temps pour retourner à la préhistoire. On le voit, l’évolutionnisme, et le racisme insidieux qui l’accompagne, a la vie dure dans les catalogues des marchands d’aventures. De nombreuses émissions de radio et télévision leur emboîtent le pas, de même que certains écrivains-voyageurs nostalgiques d’une époque où ils exerçaient un quasi monopole de l’interprétation du monde à destination du grand public.
Je me souviens d’un photographe parisien dont l’épouse, péruvienne, me disait gravement de son mari « qu’il avait fait connaître les Q’eros au monde entier grâce à ses photos », … que pratiquement personne n’a jamais publié . Lorsqu’on montre aujourd’hui des photos de l’Exposition universelle de 1898, alors que des « spécimens » des peuples de l’Empire colonial français étaient exhibés dans des enclos comme des animaux au zoo, cela choque beaucoup de monde. Les textes (et les photos aussi d’ailleurs) « catalogue » des tour-opérateurs sont les enclos tout aussi inhumains dans lesquels ils jettent en pâture à un public qui n’a pas l’air d’avoir beaucoup évolué, des peuples entiers, les réduisant en une sorte d’esclavage interculturel, les obligeant presque à assumer l’image simplificatrice et figée dans le passé qu’ils veulent donner d’eux pour vendre toujours plus de circuits. C’est qu’il faut d’abord atteindre les objectifs de chiffre d’affaire mensuels et éviter que la courbe ascendante des bénéfices ne fléchisse. Comme l’écrit Amin Maalouf dans Les Identités meurtrières : « C’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances ».
[*Cet article a été publié en 2006 dans le cadre d’un ouvrage collectif aux éditions L’Harmattan intitulé Tourisme et identité. Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de son auteur, Antoine George. La seconde partie paraîtra dans quelques jours.]
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Il y a 2 commentaires
Ajoutez le vôtreNote : vous n'obtiendrez pas de lien en venant commenter sur VDN. Inutile donc de venir spammer... Seuls les liens pertinents, en rapport avec le sujet seront publiés.
Sinon pour voyager autrement vous avez la possibilité de ne pas partir sans « but » (le minimum étant un but spirituel), vous rendre utile sur place (woofing par exemple, humanitaire, volontariat international) ou bien de voyager solidaire et équitable . (avec l’ATES par exemple)
Votre article est vrai sur le fond, mais je trouve la forme bien trop agressive. On pourrait peut être communiquer sur les alternatives, sur ce qui est quand même beau dans le voyage, sur l’ouverture d’esprit que ça procure.
Antoine George est le fondateur de l’agence Transhumancias ; vous en déduirez aisément que la critique est jointe à une action, à une vision du voyage.
La forme agressive, en revanche, ne me gêne pas personnellement ; du reste, cela me semble analytique et très légèrement pamphlétaire, et ça fait du bien dans un monde du blogging sur le voyage et plus généralement dans un secteur qui n’est, je trouve, que trop peu pensé sur le plan des conséquences anthropologiques (entre bien d’autres aspects, du reste).
Cordialement,
Mikaël