Outre cette différence du rapport au temps, voyageurs et touristes ne liront pas, n’écriront pas les même choses lorsqu’ils quitteront leur quotidien respectif. Aux premiers demeurent attachés carnets de voyage et récits de balades écrits par d’illustres ancêtres arpenteurs de grands espaces ; les attributs des seconds seront, de manière plus pragmatique, le guide touristique et, éventuellement, les livres d’or croisés en cours de route. Dans les deux cas, partir devient plus excitant dès lors que la lecture, entreprise en amont, permet une préparation mentale, un fantasme, préalable nécessaire au voyage, un voyage même, en somme. A contrario, le voyage, naissance d’un regard neuf sur la vie, d’une rupture causée par le déplacement, n’est-il pas l’acte fondateur de toute littérature ?
Partir par les mots ou pour les mots ?
La littérature a toujours entretenu des rapports intimes avec les grands espaces. Les merveilles et les horreurs du monde ont, au fil de l’histoire, été transcrites par des écrivains aventureux, désireux de partager les fruits de leur curiosité avec leurs lecteurs. Les tentatives de traduction des mystères de la Nature par le verbe ont été nombreuses, tout comme les œuvres évoquant le rapport entre les hommes et leur environnement. Lorsque l’on écrit, on souhaite d’abord faire voyager le lecteur par les mots : l’évasion est la première des vertus littéraires, avant le souci de décrire la réalité. Un bon livre doit donc avoir la capacité de transporter le lecteur loin de chez lui, en lui proposant une description plus ou moins vraisemblable des contrées racontées.
« Moi au moins, j'aurai des choses à raconter à mon retour »
« Je pensais à mes amis de Santiago et à leurs sempiternelles vacances d’été, toujours pareilles, sans le moindre imprévu : un mois sur les plages de Carthagène ou de Valparaiso, avec promenades l’après-midi et beaucoup de crème pour soigner les coups de soleil. Moi au moins, j’aurai des choses à raconter à mon retour. Je n’étais pas parti depuis deux semaines et j’avais déjà une expérience de marin, des cals aux mains, j’avais traversé le détroit de Magellan, j’avais gagné de l’argent et je me trouvais tout près du bout du monde en train de manger un demi-gigot de mouton », Luis Sepúlveda, Le Monde du bout du monde, 1989Hérodote, Erasme, Montaigne, Pierre Loti, André Suarès… De l’Antiquité à aujourd’hui, la liste des auteurs épris par le départ est sans doute comparable, en terme de longueur, aux distances qu’ils ont pu parcourir. Et si, à l’instar de Lovecraft, de nombreux érudits ont tenté et tentent encore d’écrire à propos de destinations lointaines en restant derrière leur bureau où dans une bibliothèque, peu ont eu assez de talent pour réussir dans leur entreprise. La connaissance théorique ne suffit pas à peupler l’imaginaire de sommets, de chemins et d’une luxuriance suffisants pour développer une poésie personnelle. L’épreuve de la rencontre entre le sujet et un ailleurs fantasmé doit donc être franchie pour se métamorphoser en souvenir, matière au récit.
Si le touriste part en vacances pour sortir de son quotidien et acquérir des souvenirs auxquels il pensera avec nostalgie une fois revenu à la réalité, il en va de même pour l’écrivain, qui emplit son esprit de réminiscences et d’images en voyageant. Un esprit structuré par l’érudition peut renforcer considérablement sa fécondité par l’exploration de la Nature et le contact avec l’Autre. Il ne saurait se contenter d’un instantané, d’un cliché pour prétendre à raconter le monde : là réside son point de rupture fondamental avec le touriste, qui se rassasie de la contemplation de monuments indiqués dans un guide. Dans la tête de l’écrivain, le chemin à parcourir est toujours plus important que le point d’arrivée : c’est pourquoi la randonnée est un moyen d’embrasser subtilement sa philosophie.
« La littérature anglaise depuis les temps des ménestrels jusqu’aux poètes du Lac […], n’exalte pas vraiment de souffle neuf qui soit, en ce sens, sauvage. C’est essentiellement une littérature apprivoisée et civilisée reflétant la Grèce et Rome. Son caractère sauvage est celui d’une forêt verdoyante et de son héros sauvage, Robin des Bois. Elle regorge d’amour bienveillant pour la nature, mais guère de la Nature en soi ». Cette citation de Henry David Thoreau (1817-1862 ) est une bonne illustration de ces propos. La vie de cet intellectuel américain précurseur de l’écologie est d’ailleurs de ce point de vue exemplaire, car Thoreau a consacré son existence à rechercher une harmonie avec son milieu naturel, ainsi que des moyens de traduire la réalité par la langue.
Lire avant de partir, ou fantasmer un lieu par la lecture
Le guide de voyage type Routard, Lonely Planet ou Michelin est bien souvent la seule lecture à laquelle pensent les touristes lorsqu’ils désirent en savoir plus sur leur destination. Ces boussoles de papier sont parfois fort bien écrites et pleines d’humour (mention spéciale à la série des Guides du Routard), mais revêtent une dimension utilitariste et aride qui rendent leur lecture fragmentée, désagréable et assez peu surprenante. N’y sont mentionnés, bien souvent, que les lieux les plus touristiques, à savoir les lieux d’arrivée, les points de chute repérables. Ces endroits, célèbres et très fréquentés, ne sont guère les plus intéressants : il n’est rien de plus beau que le chemin menant à eux, créateur de méditation, émancipateur de fantasmes.
Bien avant l’apparition du tourisme de masse, le XIXème siècle représente un moment où de nombreux écrivains aguerris n’hésitent plus à partir à l’aventure, traçant les lignes de leurs textes au gré des routes, consacrant tout ou partie de leur œuvre à l’écriture du voyage. Ces écrivains-voyageurs, motivés pour certains par un élargissement des horizons (les empires coloniaux européens arrivent alors à leur apogée), pour d’autres par la nostalgie d’un Ancien Régime finissant de s’éteindre, dans bien des cas par leur simple curiosité ou besoin d’évasion, entreprennent de raconter le monde tel qu’ils le perçoivent en l’explorant. Sans toujours aller bien loin, d’ailleurs, puisque de nombreux grands écrivains, à commencer par les romantiques, se sont employé à exhaler l’âme des différents pays européens dans leurs ouvrages, à l’instar, par exemple, d’un Robert Louis Stevenson.
Après un premier voyage en Belgique et en France, c’est une rupture amoureuse avec Fanny, une jeune américaine repartie en Californie, qui va pousser l’écrivain anglais à entreprendre une longue randonnée dans les Cévennes, dont il fait un récit tout à fait savoureux. La solitude, tant espérée, ne fut pas au rendez-vous, et Stevenson sut, comme en atteste son Voyage avec un âne dans les Cévennes, se mêler à la faune humaine de ce pays français. Voyageur authentique, il y fait sienne une devise de Montaigne, dont il fut un grand admirateur : il faut voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui. Camisards, paysans ou simples promeneurs, tous sont décrits par l’auteur avec la plus grande sympathie, le plus grand respect, tandis qu’avance la randonnée littéraire. Évoquant les paysages, les villes, en ne négligeant pas leurs habitants, Stevenson délivre une description complète et personnelle des Cévennes, en n’oubliant pas de s’unir à la Nature, comme en témoigne ce passage où il se révèle proche de Thoreau : « Personne ne connaît les étoiles qui n’a dormi selon l’heureuse expression française à la belle étoile. Il peut bien savoir tous leurs noms et distances et leurs grandeurs et demeurer pourtant dans l’ignorance de ce qui seul importe à l’humanité leur bénéfique et sereine influence sur les âmes. Les étoiles sont la plus grande source de poésie et, à juste titre d’ailleurs, car elles sont elles-mêmes les plus classiques des poètes ».
Un autre aspect du récit de cette traversée du sud du Massif Central à dos d’âne s’avère intéressant : Stevenson semble s’en être forgé une représentation avant de partir, à travers des lectures copieuses. Cet ouvrage fourmille d’anecdotes témoignant de l’érudition de l’auteur, qui semble s’être intéressé de manière approfondie à l’histoire de la région. Ces passages renforcent l’impression de réalité qu’éprouvera le lecteur en parcourant ses pages. A une époque où le tourisme est encore confidentiel, Stevenson a donc réussi à sublimer par les mots l’âme d’une région : plus qu’une invitation au voyage, il délivre un voyage à part entière.
Constater la mue d’une région par les témoignages du passé
Plus qu’un voyage, le récit de voyage est une photographie du passé. Si, à l’instar de Robert Louis Stevenson, l’auteur s’y est donné la peine d’esquisser la description la plus fidèle possible à la réalité de son époque, il a alors valeur de témoignage historique pour nos contemporains. Ainsi, il permet la comparaison entre régions d’hier et d’aujourd’hui.
« Il ne recherche pas les curiosités »
« Il ne recherche pas les curiosités, parce que tout ce qui est différent de lui semble également curieux. Bien au contraire, quand un endroit est très connu, il préférerait l’éviter, parce que d’autres personnes, trop nombreuses, l’ont déjà vu et décrit. Rome, but de tous les voyageurs, lui est presque désagréable à l’avance, parce que c’est le but du monde entier (…) », Stefan Zweig dans sa biographie de Montaigne publiée à titre posthume (1982)La poésie de certains récits de voyage ne doit pas occulter le fait qu’entre le moment ou le narrateur parle et le moment où son texte est reçu, l’espace décrit peut avoir totalement changé de visage. Certains endroits sont, en peu de temps, devenus de véritables cartes postales, nids à touristes impraticables couverts de badauds, ou pire, de béton. La passion de l’homme pour l’anthropisation de ses horizons a parfois eu raison de milliers d’hectares dénaturés, transformés en musées, lunaparkisés, comme dirait l’essayiste Philippe Muray. En 1999, dans l’une de ses chroniques compilées dans l’ouvrage Après l’histoire, celui-ci pointait avec un humour caustique les dérives de la volonté humaine : « Il y a quelques semaines, les gens de France Info ne cessaient de répéter avec fierté qu’ils participaient à l’opération « Montagne en fête »; mais c’était juste avant que ne se produisent, en montagne précisément, tant d’avalanches, tant de catastrophes, tant de massacres de touristes de février faisant du ski hors piste; et, après ces hécatombes, on s’est gardé de reparler des montagnes en fête. Il est évident néanmoins, que c’est la montagne, en l’occurrence, qui est dans son tort; et que c’est elle, par son archaïsme invétéré, par ses habitudes moisies, par sa routine de violence, qui s’oppose au nouveau, c’est-à-dire au tourisme. La montagne résiste à devenir le parc de loisir que tout la voue à être. La montagne n’est pas moderne. Est-elle seulement prête pour l’euro? »
Muray fustige ici autant l’industrie du tourisme que la parole médiatique : antimoderne de renom, il moque la parole de ceux qui souhaitent devenir les maîtres d’une nature qui n’a rien demandé et qui devient un adversaire dès lors que les stations balnéaires ou les pistes de ski ont décidé sa colonisation. Par cette critique, il décrit les effets du tourisme de masse sur les paysages, qui n’ont, en définitive, plus rien de naturel.
Pour cette raison, il est toujours intéressant lorsque l’on voyage de parcourir les ouvrages des écrivains-voyageurs, qui peuvent être autant sources d’inspiration que documents historiques. Plus l’œuvre est ancienne, plus elle permet de mesurer le décalage entre le réel et la représentation que l’on s’en fait : sa lecture permet à la fois de saisir l’âme d’un lieu mais aussi, parfois, d’en constater la triste décrépitude.
« Les touristes ne savent pas où ils sont allés, les voyageurs ne savent pas où ils vont » : il existe une différence fondamentale entre le voyageur et le touriste, mise en évidence par cette phrase de l’écrivain voyageur américain Paul Theroux. Pour voyager vraiment, il est nécessaire de sortir des sentiers battus, de se montrer curieux, de se perdre parfois, car on ne peut rien apprendre des seuls itinéraires indiqués dans les guides de voyage. Le voyageur qui prévoit tout avant même de partir n’en est pas un, et pire : il restera incapable de produire la moindre littérature en balisant son parcours.
Texte de Noé Roland
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