Christine Sagnier : « L’Inde est le pays où nous autres, Occidentaux, perdons nos repères »

En avril, paraissait, aux éditions Zinedi, La lettre de réclamation, de Christine Sagnier. Dans ce roman drolatique, un retraité pantouflard, bousculé par sa récente séparation avec sa femme, qui l’a quitté pour plus jeune que lui, décide de bouleverser ses habitudes, à rebours aussi de l’idée qu’ont de lui ses enfants… et s’envole pour l’Inde. Secoué par le chaos de sensations et le désordre constitutif du pays, lui qui n’a jamais voyagé, a tôt fait de réaliser la tromperie du guide touristique acheté pour s’orienter dans ses pérégrinations. De mésaventure en mésaventure, il découvre tout ce que l’Inde compte de plus calamiteux, autant de déconvenues en fin de compte heureuses, qui l’arrachent à sa zone de confort. Nous avons voulu poser quelques questions à l’auteure au sujet de son livre, bien sûr, mais aussi de l’Inde, du voyage et du tourisme.

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La « lettre de  réclamation » du titre est celle qu’adresse à l’éditeur d’un guide touristique, un touriste qui le considère trompeur et mensonger. Dans quelle mesure l’industrie touristique vous semble-t-elle reposer sur du mensonge ?

Selon moi, en matière de voyage, l’industrie du tourisme se divise en deux grandes catégories, la première spécialisée dans le « voyage organisé », la seconde se consacrant à la formule « routarde ». Les deux se rejoignent pour promettre la découverte d’une destination, voire une exploration qui permettra d’en connaître tous les secrets. Ces deux catégories se prévalent de la présence à leurs côtés de collaborateurs chevronnés — des experts — capables de sélectionner le meilleur d’un pays, de sorte que le voyageur ne ratera aucun site, aucune animation culturelle incontournable.

Si la première catégorie met l’accent sur le voyage en toute sérénité et la seconde sur l’aventure, toutes deux vantent leur sensibilité à l’éthique du voyage et à l’environnement. Au final, adeptes du sac à dos, de la valise à roulette ou de la malle Vuitton se voient offrir les mêmes prestations : visites express du pays se traduisant le jour par une course à la montre pour se rendre de haut-lieu touristique en haut-lieu touristique et, le soir, par un repos bien mérité dans une pension ou un hôtel étoilé, véritables bulles de sérénité où cultiver l’entre-soi devant un verre de bière ou de vin. On pourrait dire que l’industrie du tourisme propose soit un folklore clef en main, soit un folklore en kit, la grande laissée-pour-compte de ces programmes étant la population.

Pourtant, comment prétendre connaître un tant soit peu un pays, si l’on ne côtoie pas ses habitants et que l’on ne tente pas de comprendre leurs préoccupations ? D’ailleurs, dans mon roman la réponse finale de l’éditeur du guide au voyageur traduit un grand mépris pour la population, lui qui écrit : « En vous lisant on se dit très vite, s’il n’aime ni la misère, ni la saleté, qu’il reste dans son pavillon breton. » Quelle bêtise et quel cynisme ! Qui aime la misère et la saleté ? Ni le touriste, à moins qu’il ait l’âme d’un voyeur, ni la personne contrainte de vivre dans la saleté et la pauvreté. En fait, cette fin m’a été soufflée par la réponse d’un éditeur suite à la lecture, express elle aussi j’imagine, de mon manuscrit…

Pour moi, le voyage, c’est avant tout la rencontre, laquelle ne peut avoir lieu que si l’on prend le temps, quitte à ne visiter qu’une tout petite portion du pays, et les plus beaux moments, ceux dont on garde un souvenir indéfectible, sont souvent les plus inattendus.

Au-delà (ou en deçà) des libertés qu’autorise la fiction, votre roman semble devoir son existence à un séjour en Inde. Quelle expérience avez-vous de l’Inde?

Une expérience forte. Au point de ressentir, le besoin, l’envie, d’écrire ce roman. Avant de partir, pour préparer mon voyage en quelque sorte, j’ai débuté la lecture du roman de Pascal Bruckner, Parias. J’avoue avoir été frappée par la crudité du texte, tant dans les émotions que les descriptions. Mais il s’agit là d’un roman et j’avais mis cette forme d’outrance sur le compte de la fiction. Et puis, je suis partie, en famille, un mois, après avoir longuement réfléchi à notre itinéraire, car le voyage pour moi commence bien avant le départ par de nombreuses lectures diverses et variées. Et puis, patatras, le roman de Bruckner n’était plus seulement une fiction : bruits, goûts, odeurs, couleurs, là-bas tout chahute les sens…

Lorsque l’on débarque de l’avion, une autre planète s’offre à nous, du moins à ceux qui se décident à poursuivre le voyage, car certains sont prompts à faire demi-tour. Pour moi, l’Inde est le pays où nous autres, Occidentaux, perdons nos repères. Tout se bouscule, tout nous bouscule et, particulièrement, au cœur des villes tentaculaires : la foule, la circulation, le chacun-pour-soi, la tension palpable dans le bus, dans le train, sur le trottoir, partout. Et puis, il y a la misère extrême qui côtoie la richesse, une cahute en taule au pied du Marriott à Bombay… Évidemment, se pose aussi la question de la place des hommes et des femmes dans la société indienne, la notion de castes également, qui m’est particulièrement insaisissable. Au cours de mon voyage, j’ai croisé un touriste adolescent vitupérant contre ses parents en pleine rue, deux femmes occidentales terrées dans une pension, qui se faisaient apporter leurs repas dans leur chambre…

Alors que le tourisme promet un dépaysement qui, fondamentalement, reste superficiel, de l’ordre du folklore et de l’émerveillement programmé, l’Inde apparaît dans votre roman comme un monde si bouillonnant qu’elle semble impossible à contenir dans les sages rets d’un circuit touristique. Pourquoi ?

Sauf à demeurer derrière les vitres d’un bus climatisé ou d’une voiture avec chauffeur, le voyageur sera inévitablement confronté aux contrastes de l’Inde et à ses propres émotions. Et si dans certains pays, il peut très bien tracer sa route en restant à distance de la population, en Inde, cela sera impossible, car il n’évitera pas les regards qui se poseront sur lui, des regards appuyés qui lui sembleront intrusifs.
En Inde, on n’échappe ni au désordre ni à la vie qui bouillonne. L’Inde électrise…

Votre personnage, qui vit en France dans un environnement douillet, trouve en Inde un univers qui est tout l’inverse du nôtre : l’anomie règne, un chaos où les sens sont perpétuellement assaillis et où le risque inconsidéré (chauffeurs de taxi, de bus…) est le lot commun. « L’Inde (…) provoque un éclatement des neurones, un véritable Big Bang intérieur », écrivez-vous. Le syndrome indien est connu, qui atteste combien ce pays travaille et altère les nerfs. Qu’est-ce que ce « Big Bang intérieur »?

On associe souvent, et abusivement, le Big Bang à une explosion. Voilà ce qui arrive exactement à mon personnage, Jean Guézennec : toutes les émotions qu’il avait contenues durant plus d’un demi-siècle — le bonhomme vient d’être poussé à la retraite — se trouvent violemment chahutées. Ce concentré d’émotions refoulées se met en mouvement et va provoquer chez lui une lame de fond intérieur. L’homme ,sans grande fantaisie, raide et conformiste qu’il est subit de plein fouet le choc culturel. Effroi, sentiment de persécution, régression, exaltation, désespoir, désir de communion avec l’univers… Mother India ne lui épargne rien. Mais comme un adolescent, Jean Guézennec va se transformer au cours de ce périple et se libérer d’une sorte de « faux-self ». Est-ce cette fragilité qui lui a dicté d’aller en Inde, ou bien l’Inde qui a jeté son dévolu sur lui ? En tout cas, il sort grandi de ce voyage.

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