Bréhat est, à échelle réduite, le condensé d’une Bretagne imaginaire, celle qu’a nourri un siècle et demi de peintures, de publicités et de cartes postales, région de phares et de calvaires plantée dans l’océan comme une dague dans la chair, bombant ses falaises face aux vents, région à la beauté âpre et têtue, dentelée de reliefs aigus – une région de fantaisie, qu’allez-savoir-quel-miracle aurait préservée de l’arasement de la Modernité. Une espèce de terre magique et rude, vaguement païenne et vaguement folklo, entre peintures de Pont-Aven et fest nozhoù – au total, l’exotisme à portée de train.
Étranger, on s’y promène dans une lenteur de rêve, marchant et folâtrant sans fin le long de ses murs de grosse pierre jaune coiffés de géraniums éclatants, par ses pinèdes fraîches et ses criques, sans jamais trop en voir ni en savoir de ceux qui vivent là. Deux îles, deux dimensions, deux potentialités d’une même île semblent se superposer et Bréhat est à la fois ce décor offert aux imaginations des touristes et ce lieu de vie des insulaires. Une île double : l’une tellurique, l’autre fantomatique. L’une, animée certainement d’une vie de village, tenue comme à distance, comme derrière une vitre, qui se déroule derrière les murs des jardins et des maisons, comme inaccessible aux visiteurs pas venus pour cela ; l’autre, celle de l’infini défilé estival des vacanciers, passant et repassant comme des âmes errantes et allègres. Les deux se côtoient-elles, ou bien se frôlent-elles seulement ?
Parce qu’ils ont quelque chose d’inaccessible, derrière leurs haies et leurs murs, les Bréhatins ont quelque chose d’irréel et le soin qu’ils portent, chacun, à leur jardin, pour peu aurait les airs d’un culte étrange. Un culte imaginaire que porterait tel peuple païen d’un lointain ailleurs, à l’île-déité qu’il adorerait en l’ornant, comme si chaque espace, chaque jardin était partie d’une totalité, tesselle dans une mosaïque sacrale. La laideur, comme un démon chassé, paraît n’avoir pas d’empire. Toute rythmée d’agapanthes bleu lilas, de géraniums rouges, d’hortensias et d’échiums, de pins et de bruyères, l’île se pavane de couleurs franches, quand l’été se fait méditerranéen et que la mer étale paresse tout le long du liseré coupant de son littoral.
D’une harmonie de fleurs et de pierres, que signifie l’impeccable beauté de Bréhat que même l’abondant, le perpétuel fourmillement touristique ne paraît pas corrompre ? Sans voiture, sans fracas ni hâte, Bréhat semble avoir tenu à distance les démons de la modernité, sa nervosité et son bruit. Sous le ciel nu des chaudes après-midi d’été ou sous les humides grisailles de l’automne, le pas est le même : alangui, pressé par aucune ponctualité. La lenteur, sainte lenteur, paresse des pas et nonchalance de l’esprit : par les chemins et les plages de galets, où partout règne la respiration longue et profonde de la nature, même sur les landes peignées par la bourrasque ou trempées d’averse, c’est ici le revers pur des frénésies urbaines, des démesures techniques et médiatiques, presque le revers de toute l’imbécillité moderne.
Devant ces façades que chamarre le géranium grimpant, par les quelques rues étroites et sur la place vide, on se prend à songer à un autrefois, à un autrement de l’histoire, où la misère et l’enclavement n’auraient pas dépeuplé les campagnes et les îles de centaines de milliers d’habitants. À une vie simple, sans ces fureurs insatiables où les peuples du monde sont maintenant précipités, sans ces soifs monstrueuses d’accumuler, de courir çà et là, d’être vu. Bréhat, écran où l’imagination projette ses utopies, le souvenir d’un monde à quoi nous avons dû renoncer, monde qui n’a peut-être même jamais existé autrement que sous les formes imaginaires de la nostalgie.
Mais d’ailleurs, pourrait-on y vivre ? Est-ce que des esprits si agités par les soifs de distraction, toléreraient le sevrage, redécouvrir l’âpreté salutaire de l’ennui, la grise avarice de la lumière sous le couvercle de l’hiver ? Nous passons parmi ces calmes splendeurs, étrangers, savourant une nostalgie douce, celle d’une harmonie perdue que nous ne pourrions sans doute plus même tolérer, une lenteur contemplative qui ne saurait être davantage qu’une respiration avant de retourner à l’absurde civilisation qui nous enserre dans son corset d’imbécillité.
Bréhat, sage comme une image, l’image refoulée d’un meilleur autrefois, d’un temps des aïeux sans frénésie, cet autre-part de rêve et de revers aux artificieuses vies de l’hypermodernité urbaine, que l’on visite sans trop en demander à ceux qui vivent là – comme pour ne pas briser l’image d’Épinal d’un vague, d’un naïf Éden préservé des maux du monde. Bréhat, rêve de pierre, île fantôme.
Informations pratiques
Où et quand partir visiter l’île de Bréhat ? Idéalement, aux jours de grands soleil, très imprévisibles. À l’été 2016, à la mi-juillet, le temps était estival, le soleil éclatant, la chaleur autour de 25°C, conditions qui peuvent aussi être réunies parfois en mai et juin, voire dès avril, et parfois en septembre. Cet été 2017, très inclément, notre visite a été l’occasion d’une abondante saucée et nous avons dû traverser l’île de part en part trempés jusqu’aux os. A priori, toutefois, de juin à septembre, les chances que les conditions soient bonnes sont plus élevées.
Comment s'y rendre : L’île de Bréhat se situe près de Paimpol, port marin que Pierre Loti a rendu célèbre avec Pêcheur d’Islande. On y accède en vedette, depuis un embarcadère. Les Vedettes de Bréhat desservent l’île avec une fréquence qui s’aligne sur le flux touristique.
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