Je me souviens d’une conversation avec une amie bourgeoise, il y a quelques années. Âgée de presque 30 ans, elle ne connaissait pas Les Bronzés, jusqu’à ce que, quelques jours ou semaines plus tôt, elle eut vu la comédie. À aucun moment, me dit-elle, elle n’a ri. Sans doute cet humour, trop populaire, cet univers plus familier au prolétariat qu’aux bourgeois, lui était-il à ce point étranger qu’il lui a paru dégoûtant ou « vulgaire », selon ses mots. Ses mots étaient socialement situés : elle parlait depuis quelque part, depuis l’aplomb de la classe bourgeoise qui affirme, qui n’a pas de complexe, qui sait ce qui est beau, ce qui est juste, la classe sur-représentée à l’Assemblée nationale et dans les médias, celle qui dicte la marche du bon goût, de l’étiquette et des valeurs : la classe moyenne supérieure, éduquée, urbaine, mondialisée, libérale. Celle qui ne souffre pas des aléas administratifs et des lois iniques. Celle des bien-au-chaud, dans leurs convictions, dans leur liberté de mouvement et d’entreprise. Celle qui se gausse des « beaufs » que dépeignent Les Bronzés ou Camping en croyant y voir la vérité des classes populaires en vacances, quand celles-ci n’y voient que la caricature joyeusement paillarde d’un monde familier.
Pour moi, ce n’était pas une révélation que l’opinion hautaine et sûre de mon amie. Mais, en miroir, ceci me renvoyait à l’entre-deux identitaire qui me constitue : à la fois familier de l’humour populaire et du monde du camping, riche de nombreux souvenirs ensoleillés des étés de mon enfance, mais à la fois passionné de littérature et d’art et plus diplômé que la majorité de ceux avec qui je suis allé à l’école, enfant. Ni bourgeois par les valeurs et moins encore par les ressources, ni prolétaire par le quotidien ou les goûts. Mais je n’ai jamais pu trahir ni moquer, ni devenir étranger à la classe populaire, le prolétariat dont je suis issu.
Pourquoi ces propos ? Parce que si, sur VDN, j’ai souvent moqué et dénoncé les « voyageurs de l’authentique », ceux qui pensent n’être pas des « touristes beaufs », c’est aussi que je trouve plus de valeur au populo des campings de mon enfance qu’aux arrogants et égoïstes petits bourgeois « de gauche » qui « font le Vietnam » et « font la Bolivie » et se croient plus ouverts sur le monde.
Où les uns vont passer un week-end, deux ou trois semaines de leurs congés à Prague ou Amsterdam, en Islande, au Pérou ou au Cambodge, sac au dos, et se croient d’authentiques individus quand ils ne font qu’y voir et y faire ce que tout le monde y voit et fait, les estivants en vacances dans un camping sont bien moins prétentieux – et, accessoirement, moins polluants. Je me souviens de vacances en Vendée, en Charente-Maritime, en Dordogne ou en Aveyron, des allègres tablées, des barbecues ou bien des sorties qui s’improvisaient avec des voisins inconnus quelques jours auparavant. Je me souviens de cette chaleur humaine qui s’organisait dans ces alignements de caravanes et de tentes, des apéros entre adultes et des tournois de pétanque, où l’ouverture sur le monde tant vantée par les « voyageurs de l’authentique » commençait sitôt que s’ouvrait la tente ou la caravane ou bien dans les sanitaires communs où nous faisions la vaisselle et où spontanément tout le monde se parlait. C’est que, pour quelques semaines, l’espace ouvert, commun, provoquait des rencontres qui, heureuses ou pas, sont le propre de la vie en collectivité. Au monde bourgeois des resorts et de l’hôtel, organisé autour de l’égoïsme du client qui exige une privacité aussi obtuse que celle du monde froid de son quotidien, s’oppose ce monde joyeux, parfois paillard, souvent rabelaisien et relâché du camping. Au monde homogène, compartimenté et douillet des uns, s’oppose le monde hétérogène et parfois foutraque des autres. Bien sûr, il y avait au camping ceux qui ne voulaient causer avec personne, ceux qui n’étaient là que parce que c’est moins cher ou simplement commode. Mais c’était aussi, et c’est ce dont je me souviens avec le plus d’intensité, l’occasion de rencontrer cette différence qui fascine tant les passionnés du lointain. Et c’est souvent, dans le rire et la convivialité que, en se jouant des clichés sur telle région, tel accent ou telle origine étrangère, se nouait une amitié.
Le camping me reste à l’esprit comme une école d’humanité, de convivialité populaire, de tolérance et d’acceptation d’autrui, quand il faut passer quelques jours ou quelques semaines dans le voisinage de personnes que l’on n’a pas plus choisi que ses voisins de quartier. C’est-à-dire qu’on y apprend les limites, certes, plus relâchées que dans le contexte de la vie ordinaire, mais plus contraintes que dans le choix individualiste du voyageur-consommateur sac au dos.
Je n’affirme pas pour autant qu’il y existerait une sainteté des classes populaires et des prolétaires. La poussée du low cost leur a rendu accessible des pratiques imbéciles jusqu’alors réservées aux seuls bourgeois. Mais je garde au cœur le souvenir d’un univers gai et chamarré, sans prétention, dont les modestes ambitions – se reposer, profiter du beau temps, découvrir l’histoire de son pays par des visites touristiques – étaient sans égales avec la commune crétinerie touristique mondialisée dont les classes moyennes sont devenues si friandes.
Hormis quelques nuitées en Dordogne et en Bretagne en 2015, je n’ai quasiment plus connu le camping depuis mon enfance et peut-être cet univers a-t-il beaucoup changé. Mais je garde, de mes derniers souvenirs de camping lors de festivals (le Hellfest en 2010 et 2011, le Sziget en 2011, le Boom Festival en 2012) ou d’ascensions de volcans (Santa María en 2012, Santiaguito en 2013), le souvenir d’un inconfort qui, à sa façon, participait de la beauté de l’expérience. Évidemment, il ne s’agit plus là de la même conception du camping, mais c’est peut-être l’idée d’un dépouillement, d’un minimalisme même temporaire et où l’expérience ne s’en trouve que plus belle, qui me reste à l’esprit. Comme si le bonheur n’était que plus vrai dans un certain dénuement. Comme si : peut-être est-ce l’esprit même du camping en général : faire comme si on n’avait pas grand-chose et réaliser que, peut-être, ce ne serait pas plus mal. En fin de compte, par certains de ses aspects, le camping a quelque chose d’une expérience de décroissance en raccourci. Peut-être est-ce l’idée que j’en conserve, passablement mythifiée, transformée par le souvenir.
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